Quand la perversion se camoufle en contrôle à la caisse

Perversion, harcelement et abus d'autorite

 

Introduction

Un supermarché, un samedi. Une cliente refuse, poliment mais fermement, d’ouvrir son sac à la caisse. L’employé insiste. Elle répète que non, qu’il n’a pas le droit de l’y obliger. Il sourit, se place devant le caddie et bloque le passage. Il continue d’insister. Elle hausse le ton, lui demande s’il l’accuse de vol, crie que dans ce cas il doit appeler la police, et qu’il outrepasse ses droits. La scène, loin de s’achever là, se poursuit jusqu’au parking. Alors qu’elle rejoint sa voiture, l’employé tente de prendre en photo sa plaque d’immatriculation, répétant toujours avec un sourire en coin qu’il n’a accusé personne, qu'il ne fait que son travail et sans tenir compte de la cliente qui lui répète qu'il n'a pas le droit. Cette scène en apparence anodine devient, si l’on y regarde de plus près, une véritable pièce de théâtre du pouvoir, de la perversion et du harcèlement psychologique.

Loin d’être exceptionnelle, elle donne à voir comment certains individus, investis d'un pouvoir symbolique, le détournent pour assouvir une pulsion de contrôle, parfois sous couvert de "procédure". L’objectif de cet article est de montrer comment la perversion s’insinue dans des contextes professionnels banals, comment le harcèlement moral se structure et pourquoi la passivité collective permet à ces violences d’exister.

 

Quand le pouvoir devient jouissance : la perversion ordinaire du quotidien

« Le harceleur agit non pas pour régler un problème, mais pour obtenir un pouvoir sur l’autre, pouvoir qui le gratifie narcissiquement. » - Hirigoyen, 1998, p. 42

 

Le cas de l’employé de caisse illustre une réalité plus vaste : ce qu’Arendt (1963) appelle la banalité du mal. Il ne s'agit pas ici d'un mal spectaculaire, mais d'un mal froid, administratif, accompli avec le sourire par un agent convaincu d’agir « comme il faut ». La perversion évoquée ici n’est pas sexuelle mais caractérielle. L’employé ne cherche pas à faire appliquer la loi, mais à prendre plaisir à faire plier une cliente qui résiste. Marie-France Hirigoyen (1998) décrit ce type de jouissance dans le harcèlement moral : elle provient d’une volonté de dominer, de déstabiliser, d’imposer sa propre logique. Ce n’est pas l’ordre qui l’intéresse, mais le fait de briser la résistance, d’annuler la volonté de l’autre.

La perversion du quotidien s’exprime par l’abuseur qui cache sa volonté de nuire derrière des raisons d’apparence logique : sécurité, responsabilité, vigilance. Mais derrière cette vitrification morale se joue un rapport de force où il ne s’agit pas de protéger un magasin mais de mettre l’autre à genoux. On passe d’une simple application de consigne hiérarchique à une jouissance du refus, de la contrainte et de l’humiliation. L’employé devient petit souverain d'un royaume de 2 mètres carrés, utilisant le pouvoir conféré par l'uniforme comme levier de coercition.

Il s’agit donc bien d’une perversion « fonctionnelle » : elle s’inscrit dans les systèmes où l’autoritarisme peut s’exercer sans contrepouvoir immédiat. Dans ces espaces, les figures d’autorégulation sont absentes ou impuissantes. Le pouvoir s’y exerce dans l’ombre, et sa perversion est d’autant plus efficace qu’elle est banalisée.

 

Le silence des témoins : la société complice du harcèlement

« La présence d’autres personnes inhibe l’action individuelle : chacun pense que quelqu’un d’autre interviendra. » - Latané & Darley, 1968, Group Inhibition of Bystander Intervention in Emergencies

 

Pendant que la cliente se fait harceler, les autres clients regardent ailleurs. Ils entendent, ils savent, mais ne bougent pas. Ce silence collectif est la grande force du harceleur. Goffman (1973) parle de « coopération tacite » : un pacte de non-intervention qui maintient la scène en place. Le harcèlement ne prospère pas seul. Il s’épanouit dans l’indifférence, l’apathie, parfois la peur.

En psychologie sociale, c’est l’effet du témoin (Latané & Darley, 1968) : plus il y a de gens, moins chacun se sent personnellement responsable d’intervenir. Dans ce supermarché, l’employé devient ainsi le seul acteur en scène, avec le champ libre pour pousser l’abus jusqu’à l’extrême. Pire : certains clients adhèrent silencieusement à son autorité, pensant que la cliente « a quelque chose à cacher ». La méfiance collective renforce alors la violence individuelle.

Ce basculement illustre une véritable logique systémique du harcèlement moral : ce n’est plus seulement un affrontement entre deux individus, mais l’expression d’une norme implicite de soumission. Ce qui est punissable devient toléré car la victime est isolée. Pour déjouer ce piège, encore faut-il briser cette passivité collective. Interpeller, soutenir, questionner : c’est par le rétablissement du lien social que le harcèlement perd de sa force.

Mais on peut aller plus loin : dans le cas présent, la persistance de l’employé, son insistance jusqu’au parking, et sa tentative de prendre une photo de la plaque de la cliente relèvent d’un comportement quasi obsessionnel, une volonté de traçabilité sans mandat, un délire de suspicion propre à une dérive paranoïaque institutionnalisée. En l’absence de réaction extérieure, ce comportement franchit toutes les limites du cadre professionnel. Il est toléré car perçu comme zèle ; il est en réalité un abus manifeste.

 

L’idéologie sécuritaire comme prétexte à la domination

« Le pouvoir disciplinaire est discret, continu, et fondé sur l’observation permanente : il fonctionne moins par sanction que par normalisation. » - Foucault, 1975, Surveiller et punir

 

Le discours sécuritaire est l’habillage préféré du pouvoir abusif. Dans notre exemple, l’employé justifie son insistance par la lutte contre le vol. Mais derrière cette posture bien pensante, on découvre une idéologie rampante qui autorise la violence symbolique sous prétexte de protection. C’est ce que Foucault (1975) avait déjà pointé : la société moderne se structure autour du contrôle des corps et de la discipline des comportements.

Dans ce contexte, l’abus de pouvoir n’est plus dénoncé : il est normalisé, voire encouragé. L’employé devient agent d’une autorité diffuse, qui ne dit pas son nom. Et s’il outrepasse ses droits ? Peu importe : l’enjeu est la peur. Peur du vol, peur de l’insécurité, peur de perdre le contrôle. La cliente, en refusant d’obtempérer, devient subversive. Elle est une anomalie à corriger, un corps à réintégrer dans le moule normatif.

C’est ainsi que l’on glisse de la surveillance à la soumission. De la responsabilité à la punition. Ce n’est plus le vol qui est en cause, mais le refus d’obéir. Et quand obéir devient une vertu indiscutable, tout refus devient coupable.

La prolongation de l’incident jusqu’au parking et l’acte de photographier la plaque montre bien que le harcèlement ne vise pas un vol hypothétique, mais la résistance elle-même. C’est elle qu’il faut mater. Ce n’est pas l’acte suspecté qui compte, mais l’autorité remise en question. Le sécuritaire n’est qu’un vernis posé sur une volonté de dominer, d’enseigner une leçon, de rétablir une hiérarchie perçue comme bafouée.

Il est urgent de questionner cette logique. Le supermarché n’est pas une enceinte policière. Le client n’est pas un suspect par défaut. Et le droit à la dignité ne saurait être sacrifié sur l’autel du confort paranoïaque. Le respect commence par la reconnaissance de la limite : celle de l’autre, de son intégrité, de sa liberté.

 

Perversion et pouvoirs subtils

Selon Pirlot et Pedinielli (2013), les perversions de caractère correspondent à une « perversité » : des personnalités utilisant l’autre, sans nécessairement viser une perversion sexuelle. Dans un contexte professionnel, notamment, ce type de personnalités trouve un terrain propice à l’exercice de leur pouvoir. D’un côté, elles manipulent; de l’autre, elles tirent leur plaisir à humilier sans se salir les mains.

Marie‑France Hirigoyen démontre que ce type de harceleur masque ses intentions : « il avance masqué » . Il piège ; il instille la confusion ; il isole la victime jusqu’à la rendre sourde au sens critique – exactement le mécanisme qu’on observe chez les pervers narcissiques.

 

Harcèlement moral au comptoir

Prenons un cas concret : une cliente refuse obstinément d’ouvrir son sac à la caisse — c’est son droit. L'employé insiste, exige, s'enfonce dans la coercition verbale, au-delà de l'autorité légitime que lui confère son poste. Ce harcèlement psychologique manifeste bien la manœuvre perverse décrite par Wiart (2011) : « blocage et diversion, déni, discrédit et silence » .

En droit du travail, ce type de comportement relève d’un harcèlement moral : persistant, systématique, dégradant. Le pouvoir qu’il exerce est détourné : il ne s’agit plus de protéger la boutique, mais de faire plier la cliente. D’un geste autoritaire à une pression invisible, il applique l'intimidation et la domination qui nourrissent une culture de l’intimidation.

 

Émotions, pouvoir, emprise

Les travaux de Fontaine (2018) illustrent que le harcèlement repose sur trois éléments : une action agressive délibérée, répétée, reposant sur une asymétrie de pouvoir. La perversion narcissique s’insère là, avec un plaisir cruel à rabaisser l’autre pour asseoir un pouvoir illusoire.

Les victimes, dans ces dynamiques, voient leur estime s’effriter, le stress monter, et parfois, un repli psychologique s’amorcer à long terme . L’issue peut être dévastatrice.

 

Résister à la machine à humilier

Deux pistes :

  1. Nommer et rejeter : rappeler fermement que « non, je n’ouvre pas mon sac sans raison ».
  2. Solliciter le soutien : faire appel à un/une responsable, signaler le cas. Le harcèlement prospère sur le silence et l’impunité.

Plus largement, une politique de prévention, comme celles mises en place dans les écoles (programme KiVa, mis en place dans plusieurs pays européens) ou en entreprise, peut inverser la culture du pouvoir toxique.

En résumé

Concept

Mécanisme

Conséquence

Perversion de caractère

Contrôle, humiliation, manipulation

Désorientation de la victime 

Harcèlement moral

Pression verbale répétée, abus d’autorité

Stress, isolement, perte de dignité

Culture de l’intimidation

Normalisation du rapport de force

Renforcement du harcèlement

 

À retenir

Le harceleur n’est pas toujours le tyran visible : bien souvent, c’est celui qui semble « juste faire son travail », mais qui use de stratégies pernicieuses. Pour l’éviter : nommer, s’armer, et ne jamais laisser le silence trompeur devenir le complice du harceleur.

 

Conclusion

Dans cette scène de supermarché, nous avons vu un théâtre de perversion ordinaire. Un petit pouvoir dévoyé. Une victime isolée. Une foule muette. Le tout emballé dans le joli papier de la sécurité.

Il ne s’agit pas ici de blâmer un individu, mais de dénoncer des mécanismes systémiques. Ce n’est qu’en réhabilitant la parole, en réintroduisant le collectif et en critiquant les abus d’autoritarisme qu’on pourra espérer faire reculer la perversion du pouvoir.

 

Références

Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. Gallimard.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Gallimard.

Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. Minuit.

Hirigoyen, M.-F. (1998). Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien. La Découverte.

Latané, B., & Darley, J. M. (1968). Group inhibition of bystander intervention in emergencies. Journal of Personality and Social Psychology, 10(3), 215–2121.

Pirlot, G. et Pedinielli, J.-L. (2013). 4. Perversiones narcissiques. Les perversions sexuelles et narcissiques (p. 99-114). Armand Colin

Fontaine, R. (2018). Comprendre le harcèlement pour mieux le prévenir. Enfance, 3, 393–406.

Wiart Y. (2011). Petites violences ordinaires : La violence psychologique en famille. Paris, Courrier du livre.